Et si on zappait le débat Hamon/Valls pour lire Michéa ?

FIGAROVOX/ANALYSE – Alors que le débat du second tour de la «Belle Alliance populaire» se tient ce mercredi, Alexandre Devecchio a lu le dernier essai du philosophe Jean-Claude Michéa, qui prophétise l’autodestruction prochaine du capitalisme.


Alexandre Devecchio est journaliste au Figaro, en charge du FigaroVox. Il vient de publier Les Nouveaux enfants du siècle, enquête sur une génération fracturée (éd. du Cerf, 2016) et est coauteur de Bienvenue dans le pire des mondes (éd. Plon, 2016).


Philippe Muray de gauche ou Karl Marx de droite? Le look de Jean-Claude Michéa, petites lunettes d’intellectuel, tee-shirt et pantalon baggy, est aussi inclassable que sa pensée. Renvoyé dans le camp de la réaction par la gauche progressiste, caricaturé en crypto-communiste par la droite libérale, le philosophe, lui, pour se définir emprunte à Orwell la notion d’«anarchiste conservateur». S’inscrivant dans une tradition marxiste, Michéa plaide pour la remise en cause radicale de notre mode de vie fondé sur le consumérisme. Il est allergique aux transgressions modernistes de la gauche libertaire et viscéralement attaché aux «valeurs morales du petit peuple de droite». A l’heure où la primaire de la Belle Alliance populaire prend des allures d’enterrement, son dernier essai, Notre ennemi le capital (éd. Flammarion, «Climats», 2017), autopsie ce grand cadavre à la renverse qu’est devenue la gauche européenne. Il propose également une grille de lecture idéologique singulière qui fait exploser le traditionnel clivage droite-gauche et pourrait être un outil précieux pour des politiques en panne de vision du monde.

Contre l’idéologie libérale-libertaire

Le titre est accrocheur, mais en partie trompeur. De la lutte des classes, il est peu question ici. L’auteur y résume les thèses qui ont fait le succès de son œuvre. A commencer par sa critique globale du libéralisme. Pour Michéa, libéralisme économique et politique convergent idéologiquement et forment in fine les deux faces indissociables d’une même pièce. Les adeptes du gauchisme culturel et de la déconstruction sont les idiots utiles, voire les complices du capitalisme financier le plus vorace. Une alliance paradoxale qui conduit à l’atomisation de l’être humain et à la dissolution des modes de vie traditionnels dans le néant consumériste de la globalisation. La Silicon Valley, «synthèse la plus accomplie de la cupidité des hommes d’affaires libéraux et de la contre-culture californienne de l’extrême gauche des sixties» est le symbole éclatant de cette dérive libérale-libertaire. On pourrait aussi ajouter le revenu universel, cher à Benoît Hamon comme à Gaspard Koenig et Alain Madelin, qui réconcilie les patrons des GAFA et les nostalgiques des soviets!

De même que le libéralisme tocquevillien a été détourné en culte du marché et des droits individuels, l’internationalisme du socialisme originel a débouché sur la mise en concurrence des travailleurs entre eux par la libre-circulation des hommes, des marchandises et des capitaux. Si les représentants politiques de la droite néo-libérale savent camoufler la défense des «forces de l’argent» derrière un attachement de façade aux «valeurs traditionnelles» et une rhétorique conservatrice, la gauche post-moderne a tenté de masquer sa conversion au libre-échange mondialisé par un écran de fumé sociétal. «Une réforme ‘sociétale’ – chaque fois qu’elle est introduite d’en haut et non sous la pression dominante des luttes populaires (par exemple pour le droit à l’avortement) – ressemble donc presque toujours à ces offres commerciales séduisantes qui comportent, cachés dans un coin, un certain nombre d’engagements additionnels – en général nettement plus onéreux – que le client inattentif ne découvre qu’après coup», écrit Michéa. La lutte pour les droits des LGBT, le vote des étrangers, la dépénalisation du cannabis ou encore le combat contre l’accent circonflexe préparent le «meilleur des mondes» techno-marchand. Le «mariage pour tous», réforme sociétale la plus emblématique de ces dernières années, ouvre la voie au marché mondial de l’enfant et à la reproduction artificielle de l’humain. «Il s’agissait beaucoup moins, en réalité, de lutter contre les préjugés homophobes (Christiane Taubira n’a-t-elle d’ailleurs pas affiché ouvertement son soutien, au rappeur Black M?) que de préparer en sous-main ce règne futuriste de Google et de la Silicon Valley – le «modèle californien» – dont tous les politiciens libéraux s’accordent aujourd’hui à croire qu’il constitue l’une des dernières chance pour le système capitaliste de surmonter ses propres contradictions», note ainsi le philosophe à propos de la loi Taubira.

La décence commune plutôt que la politique des minorités

En troquant les luttes sociales contre les utopies sociétales, la gauche a également jeté aux orties ce que George Sand avait appelé, en 1848, La Cause du peuple, au profit de la cause des minorités. Le think tank Terra Nova, proche du PS, a d’ailleurs théorisé cette évolution en 2012, dans une note devenue célèbre. Acerbe, Jean-Claude Michéa souligne le décalage entre la compassion obligé de la gauche pour les «minorités» et son profond mépris affiché pour l’immense majorité des classes populaires «ce troupeau informe de Beaufs, Deschiens, Bidochons et autre Dupont-Lajoie, par nature réfractaire au cercle de la raison». Une analyse qui fait écho à celle de Michel Onfray. «Le peuple, notre peuple, mon peuple, est oublié au profit de micropeuples de substitution: les marges célébrées par la Pensée d’après 68 – les Palestiniens et les schizophrènes de Deleuze, les homosexuels et les hermaphrodites, les fous et les prisonniers de Foucault, les métis d’Hocquenghem et les étrangers de Schérer, les sans-papiers de Badiou», déclarait l’auteur de Décadence, dans un entretien au Figaro qui fit couler beaucoup d’encre en 2015. «Il fallait, il faut et il faudra que ces marges cessent de l’être, bien sûr, c’est entendu, mais pas au détriment du centre devenu marge: le peuple old school auquel parlait le PCF (le peuple qui est le mien et que j’aime) et auquel il ne parle plus, rallié lui aussi aux dogmes dominants», ajoutait-il. Pour Michéa, cette condescendance à l’égard des catégories populaire n’est pas nouvelle. L’auteur rappelle que Flaubert, déjà, se «pâmait» devant les campements de bohémiens tandis qu’il fustigeait la stupidité du peuple et l’imbécilité des communards.

Michéa emprunte à George Orwell son concept de common decency, traduit en français par «décence commune» ou «décence ordinaire». L’écrivain britannique définit cette notion comme une forme d’«honnêteté ordinaire» ou de moralité naturelle qui s’exprime spontanément chez les gens humbles. Une vision du peuple paré de toutes les vertus que d’aucuns jugent idéalisée. A l’heure de l’«hanounisation des esprits» et du citoyen-consommateur reste-t-il encore quelque chose de l’âme du peuple? Les études consacrées au communautés villageoises montrent que «l’esprit du don», les valeurs d’entraide et de solidarité, l’emportent sur l’individualisme triomphant, répond le philosophe. La description d’une société de la dissolution de tous les liens sociaux où chacun ne pense qu’à lui et personne ne s’inquiète de l’autre correspond déjà beaucoup mieux au monde impitoyable des élites, précise Michéa. S’il exalte ainsi les modes de vie et tradition du peuple s’est aussi pour s’opposer au relativisme de la gauche progressiste, devenu le «parti du Mouvement opposés à tous les partis de l’Orde et à toutes les survivances du vieux monde». Nullement nostalgique de l’ancien régime ou du pouvoir de l’Eglise, Michéa refuse cependant l’extension à l’infini des droits individuels qui va de pair avec «le mouvement sans fin de la croissance mondialisé». Et le philosophe, de retourner le célèbre mot d’ordre de Mai68 «Cours, camarade, le vieux monde est derrière toi!» en un plus conservateur «Cours moins vite, camarade, le nouveau monde-celui du réchauffement climatique, de Goldman Sachs et de la Silicon Valley -est devant toi!».

Fin du capitalisme et retour aux circuits courts

Dans les derniers chapitres de cet essai visionnaire, Michéa dépasse le simple constat et propose une analyse prospective. Il prophétise l’autodestruction prochaine du capitalisme sur fond de révolution numérique et de robotisation. «Le système capitaliste mondial est bel et bien entré dans «la phase terminale de sa crise structurelle»», écrit-il. Selon lui, ce système pourtant fondé sur le principe d’une accumulation sans limite se heurte désormais à trois limites majeures. La limite morale, car il détruit progressivement les bases anthropologiques de toute vie commune. La limite écologique, car une croissance infinie est évidemment impossible dans un monde fini. Et la limite systémique car la financiarisation de l’économie conduira à terme à l’explosion d’une gigantesque bulle planétaire. Un scénario qui promet un monde post-capitaliste apocalyptique à mi-chemin entre Blade Runner et Mad Max.

Michéa dessine néanmoins les contours d’une possible reconstruction. Il prône le retour à un socialisme originel enraciné dans les communautés traditionnelles et méfiant à l’égard du progrès technique. Le philosophe entend ainsi favoriser l’essor d’une «économie de circuits courts dont la qualité des produits est forcément plus facile à contrôler par les usagers que ceux que l’on trouve dans la grande distribution». Prenant Podemos comme modèle pour la gauche européenne, il défend l’idée d’une démocratie fondée non plus sur le clivage droite-gauche, mais sur l’opposition entre «ceux d’en haut et ceux d’en bas». Les technologies numériques peuvent être des outils précieux pour retisser des liens sociaux et faire émerger une vraie démocratie participative. Cependant, Michéa est conscient des limites d’une simple «révolution facebook sous le regard bienveillant des médias». «Le pouvoir de décider de l’orientation du mouvement finirait par rester aux mains d’une petite bourgeoisie précarisée qui, abandonnée à elle-même et à ses fantasmes prétendument libertaires, n’a, en réalité, que très peu de chances de susciter l’adhésion de ceux d’en bas». A ce titre, le philosophe se montre assez cruel avec le mouvement Nuit debout: «comment passer toutes ses nuits debout lorsqu’on doit se lever chaque matin?», ironise-t-il.

Longtemps professeur de philosophie au lycée Joffre de Montpellier, Michéa s’est toujours tenu à l’écart du «bruit médiatique». Cela ne l’a pas empêché de devenir le prophète de toute une génération. Une jeunesse anti-moderne née après la chute du mur de Berlin, qui n’a pas de parti et refuse d’être «en marche» avec Macron. Lire Michéa, c’est comprendre le monde tel qu’il se décompose et renvoyer la primaire de la gauche à sa juste mesure: le vide.

Jean-Claude Michéa, Notre ennemi le capital, éd. Flammarion, coll. «Climats», 2017.

 

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