Jupiter baise la babouche de MBS, par Guillaume Berlat

Source : Proche & Moyen-Orient, Guillaume Berlat, 16-04-2018

« À quoi sert la lumière du soleil si on a les yeux fermés », nous rappelle un proverbe arabe. Tel est peut-être le sens caché du premier long déplacement du monarque saoudien en Occident. À l’issue d’une longue tournée internationale (Égypte, Royaume-Uni et trois semaines et aux États-Unis pour marquer son allégeance au grand frère américain1), le prince Mohammed Ben Salman (MBS), prince héritier saoudien arrive à Paris le 8 avril 2018 pour une visite officielle de trois jours à Paris (8-10 avril 2018)2. Elle sera suivie par un déplacement à Madrid. Il est accueilli au Bourget par le ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian qui le connaît bien.

Tout est fait pendant ces trois jours pour être agréable à la nouvelle idole de Jupiter au Moyen-Orient. Cette visite met en scène deux jeunes dirigeants – la valeur n’attend pas le nombre des années – plein de fougue et d’ambition confrontés à un changement de monde et qui souhaitent réformer en profondeur leur pays respectif. Et, la tâche est loin d’être aisée tant à Paris qu’à Riyad. Qui sont-ils ? Quels sont les résultats connus de cette visite ? Nous serions plus dans une diplomatie de l’affichage que dans une diplomatie de l’efficacité.

MBS, RÉFORMATEUR SINCÈRE OU ILLUSIONNISTE DE TALENT ?

Le prince héritier saoudien, Mohamed Ben Salman apparait tout autant comme le réformateur d’une société sclérosée qu’un piètre diplomate embourbé dans quelques aventures extérieures périlleuses.

Un réformateur à Paris

L’hôte officiel de la France demeure encore une énigme pour bon nombre d’observateurs de la scène internationale et moyen-orientale. Il enrichit d’un nouveau chapitre le grand ouvrage des mystères de l’Orient compliqué3. Ombrageux, frustre et impulsif, il dirige le pays d’une main de fer et se veut être le garant de la stabilité dans le pays4. Réformateur à l’intérieur (il embastille les corrompus jusqu’à leur faire rendre gorge, il assouplit la condition de la femme, il veut réformer une économie malade de la corruption et du conservatisme rendue visible avec la chute des cours du pétrole à travers sa « vision 2030 », il privatise l’eau5, il introduit Aramco en Bourse6, il entend remettre les rigoristes de l’islam à leur juste place, il veut développer le tourisme, les arts, les loisirs…7), il est conservateur à l’extérieur (guerre sans merci contre l’Iran par Yémen interposé8, brouille avec le Qatar,…) même s’il admet qu’Israël a droit de vivre (vraisemblablement pour sceller l’alliance tripartite États-Unis/Israël/Arabie saoudite contre la peste chiite) et se rend à Moscou pour dialoguer avec les Russes.

Un piètre diplomate

Comme le relève Robert Malley, président d’International Crisis Group : « Son bilan est plus positif en interne qu’en externe ». C’est pourquoi, sa longue visite à l’étranger a pour objectif de donner une image plus moderne de l’Arabie saoudite. On l’aura compris, c’est un homme qui prend des risques à l’instar du président de la République française. MBS vient à Paris, tel un représentant de commerce pour vendre son projet d’ouverture. Il rappelle que si la France est un partenaire et un allié traditionnel, elle n’est qu’un partenaire de second rang tant sur le plan diplomatique qu’économique9.

Une puissance moyenne ne peut prétendre jouer dans la cour des grands sauf à s’appeler le général de Gaulle ! Il est vrai que le président de la République française n’a pas été très habile dans sa gestion des crises de Proche et du Moyen-Orient. MBS devra rapidement faire ses preuves sur la scène internationale s’il ne veut pas se trouver prochainement en mauvaise posture sur le Yémen et en Syrie, pays dans lequel il semble avoir compris l’échec de la diplomatie saoudienne qui avait misé, joué le départ de Bachar Al-Assad. Il semblerait qu’il estime désormais que l’autocrate syrien est incontournable dans la région.

Qu’en est-il de son homologue français, coqueluche de la presse internationale ?

JUPITER, MERLIN L’ENCHANTEUR OU EMMANUEL LE MAGICIEN ?

Après quelques débuts prometteurs (exfiltration du premier ministre libanais de sa prison dorée à Riyad), Emmanuel Macron est confronté aux délices de l’Orient compliqué au sein duquel toute médaille a son revers.

Des débuts prometteurs dans la zone

MBS rencontre Emmanuel Macron en son étrange royaume de Macronie où, selon la formule de Lavoisier, « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ». Après Merlin l’enchanteur, voici Emmanuel le magicien avec plus d’un tour dans son sac… à malices, naturellement10. Il veut donner sa chance à MBS (« S’il y a une chance que son projet réussisse, c’est la responsabilité de la France de la lui donner »)11. Souvenons-nous que Jupiter était parvenu à sortir des griffes de l’ogre saoudien, à la mi-novembre 2017, le malheureux premier ministre libanais, Saad Hariri démissionnaire forcé et assigné à résidence forcée pour s’être montré trop laxiste vis-à-vis du Hezbollah, proche de Téhéran !

Souvenons-nous que Jupiter s’était lancé dans une prétendue médiation entre les Saoudiens et les Iraniens qui a fait pschitt tant Paris faisait le jeu des premiers au détriment des seconds ! Souvenons-nous que les contrats militaires mirifiques promis par les Saoudiens, au cours des dernières années, finissent souvent comme mirages dans le désert ! Pour ce qui est des contrats conclus, certains ne vont pas sans poser problème dans la mesure où les armements seraient utilisés par la coalition pour commettre des crimes de guerre au Yémen12.

Des choix cornéliens

C’est que Jupiter devra bientôt trancher – sauf à pratiquer la célèbre politique du chien crevé au fil de l’eau, un classique de la diplomatie française – entre diplomatie des valeurs (France, patrie des droits de l’homme) et diplomatie économique (France, vendeuse d’armes reconnue à des bonnes autocraties, voire dictatures comme l’Arabie saoudite et l’Égypte du maréchal Al-Sissi)13. C’est que les Cassandre prononcent le gros mot de Cour pénale internationale sur fond de polémique croissante14. Une ONG humanitaire yéménite vient même de déposer une plainte avec constitution de partie civile à Paris pour complicité de torture et de traitements inhumains au Yémen contre MBS15. Le pari du président de la République est risqué16. Et cela d’autant plus s’il se lançait dans une attaque contre la Syrie sans autorisation du Conseil de sécurité de l’ONU en compagnie des États-Unis17.

Une opération militaire unilatérale alors que nous ne faisons les chantres du multilatéralisme intégriste (Cf. le discours d’Emmanuel Macron lors de son discours devant l’assemblée générale de l’ONU en septembre 2017). Nous serions vraisemblablement confrontés à un nouvel avatar de la diplomatie du en même temps dont on mesure, au fil des mois, les limites intrinsèques en termes de crédit diplomatique de la France sur la scène internationale.

Que restera-t-il de cette première visite de MBS à Paris au regard du reste de sa très longue tournée outre-Atlantique ?

UNE VISITE AUX RÉSULTATS INCERTAINS

Manifestement, l’heure n’était pas aux critiques sur les violations des droits de l’homme en Arabie saoudite. Non sujet pour Jupiter. C’est qu’en arrivant à Paris, MBS avait déjà signé de nombreux et juteux contrats au pays du grand frère Donald pour se faire pardonner d’anciennes turpitudes (appui au terrorisme, par exemple). Il ne restait que quelques miettes pour Jupiter. Faute de grives, on mange des merles. C’est pourquoi, pour faire bonne figure, on flatte la corde sensible française, celle de la culture. Mais, surtout, pour masquer le vide d’une visite sans véritable contenu réel, on communique à tout-va et on fait du grand spectacle, pour ne pas dire du grand guignol.

Pas de défense des droits humains

Tapis rouge déroulé pour MBS à Paris. D’autant que Son Altesse saoudissime fait miroiter, tel un mirage dans le désert, un gigantesque projet de développement touristique dans la région d’Al-Ula estimé entre 50 et 100 milliards de dollars qu’il entend confier à la France. Un tel mirage dans le désert tend Jupiter silencieux sur la protection des droits de l’homme. Cela d’autant plus qu’une association yéménite de défense des droits de l’homme a l’outrecuidance de profiter de l’aubaine de cette auguste visite pour déposer plainte avec constitution de partie civile contre MBS pour quelques babioles du type « complicité d’actes de torture » en raison de l’expédition de Riyad et de quelques-uns de ses affidés au Yémen.

Cette guerre oubliée aurait déjà causé 10 000 morts dont une moitié de civils. Une bagatelle, direz-vous ! Comme le souligne le volatil, il y a toujours des grincheux pour rappeler que la France est aussi censée être une « référence internationale » en matière de droits de l’homme18. Mais Jupiter et MBS sont pardonnés de leurs péchés véniels, ayant dîné au musée du Louvre devant le célèbre tableau de Delacroix : « La liberté guidant le peuple » ! L’honneur de la patrie des droits de l’homme est sauf.

Peu de diplomatie économique

Contrairement à l’habitude, Tonton Cristobal n’arrive pas les poches pleines19. Point de contrats mirobolants comme dans le passé (les relations économiques sont modestes) hormis quelques hypothétiques protocoles d’accord (18 milliards de dollars) qui doivent être encore finalisés (au pays de l’or noir, le diable est souvent dans les détails)20, mais la recherche d’une « vision commune », d’un authentique partenariat stratégique (ne sera-t-il qu’un chiffon de papier ?)21 constitue, nous dit-on, l’objectif principal de cette visite de deux jours à Paris dont le programme aurait été tenu secret jusqu’au dernier moment.

On aurait parlé Yémen (le sujet qui monte au plus mauvais sens du terme et sur lequel Paris annonce la tenue d’une conférence humanitaire à Paris à l’été 2018), Syrie (la France fourbit ses armes avec Washington après le franchissement d’une nouvelle ligne rouge sur les armes chimiques), Iran au moment où se met en place un axe USA/Arabie/Israël (Paris serait sur une ligne moins rigide que Riyad)22, conflit israélo-palestinien (les choses sérieuses se pensent et se passent à Washington) …

Beaucoup de diplomatie culturelle

Le plat de résistance de cette première visite de MBS en France serait autre que la « Weltpolitik ». Il s’agirait plus de protection du patrimoine historique que l’Arabie saoudite entend mettre en valeur, grâce à l’expertise reconnue de la France dans ce domaine, pour favoriser le tourisme dans le pays. À cet égard, un accord franco-saoudien est conclu pour développer le site d’Al-Ula, classé au patrimoine de l’UNESCO (une sorte de Petra jordanien)23. Tel est le volet concret de l’offensive de charme de MBS à destination de Paris24. Faute de pouvoir jouer dans la cour des grands de la diplomatie au sens de guerre et paix, la France de Jupiter se rabat sur la diplomatie du « soft power » de l’art25.

En effet, le président de la République multiplie les initiatives pour peser à l’étranger par l’entremise de la richesse culturelle française. Cela ne peut pas faire de mal et c’est moins dangereux. À quand la nomination de l’ami de Brigitte Macron, à savoir Stephane Bern, le monsieur patrimoine du roi Juipter 1er, comme ambassadeur at large (thématique en bon français) sur la diplomatie culturelle ?

Un trop plein de communication et de grand spectacle

Mais, au-delà de ces quelques détails de peu d’importance, nous sommes pleinement rassurés par les communicants du château : la relation bilatérale est excellente ! La diplomatie de la com’ fonctionne à la perfection avec Jupiter. Mais aussi par ceux de MBS qui auraient rassuré Macom’ en lui assurant que l’Arabie saoudite travaillait avec ses partenaires pour « moderniser ses règles d’engagement afin d’éviter les victimes civiles » tout en s’empressant d’ajouter que « dans toute opération militaire, tout au long de l’histoire, quel que soit le pays, il y a toujours des erreurs ».

En un mot comme en cent, on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs surtout lorsque l’on s’inspire autant des guerres à l’américaine avec ses tapis de bombes, ses assassinats ciblés et autres joyeusetés qui n’ont qu’un lointain rapport avec le droit humanitaire. Comment condamner l’Arabie saoudite qui s’inspire du grand frère américain. En dernière analyse, les bombes saoudiennes ont pour seul objectif de soulager la misère des maux yéménites. Rien à voir avec celles larguées en Syrie par l’armée russe qui sont d’affreuses armes qui tuent de manière horrible et insupportable pour les âmes charitables.

Trois semaines de visite aux États-Unis, trois jours en France. Le ton est donné. En dépit de ses rodomontades, l’influence stratégique de la France au Proche et Moyen-Orient est aujourd’hui une asymptote de zéro. S’agissant de l’épineux dossier du Yémen, Jupiter sort de son chapeau son joker favori, la tenue à Paris d’une conférence humanitaire à l’été26. Cela ne mange pas de pain. Pour ce qui est de la diplomatie économique, c’est demain on rase gratis dans la mesure où l’on apprend qu’Emmanuel Macron se rendra à la fin de l’année en Arabie saoudite pour signer des contrats préalablement élaborés avec la pétromonarchie du Golfe.

On pense surtout aux domaines du tourisme, de la culture, de la musique, du patrimoine historique. C’est bien connu, les promesses n’engagent que ceux qui les reçoivent. Tout se tient en vérité. Pour compter, ici comme ailleurs, il faut être fort économiquement, diplomatiquement et militairement tout en sachant procéder à un subtil dosage entre guerre et paix. Or, nous sommes loin du compte à trop vouloir jouer les seconds rôles du film réalisé par l’oncle Sam. Paris est dans la position du demandeur lors de cette visite princière. C’est ce que l’on peut résumer par la formule Jupiter baise la babouche de MBS… faute de mieux.

Guillaume Berlat
16 avril 2018

1 On nous dit qu’il aurait signé de juteux contrats à Washington et à Londres mais ce serait abstinence à Paris !
2 Marc Semo/Benjamin Barthe, Mohammed Ben Salman, les secrets d’un prince. « MBS », réformateur aux deux visages, Le Monde, 8-9 avril 2018, pp. 1-2-3.
3 Hedy Belhassine, MBS d’Arabie chez Macron, www.prochetmoyen-orient.ch , Dans la presse, 9 avril 2018.
4 Fahita Dazi-Héni, « MBS », garantie de continuité à la tête de l’Arabie saoudite, Le Monde, 8-9 avril 2018, p. 26.
5 Myriam Chauvot, Le Royaume privatise son eau pour mieux la gérer, Les Échos, 9 avril 2018, p. 5.
6 Nabil Wakim, Le PDG d’Aramco doute de la fin rapide du pétrole, Le Monde, Économie & Entreprise, 11 avril 2018, pp. 1 et 4.
7 Claire Bommelaer, Awwad Alawwad : « Notre plan culturel pour l’Arabie saoudite est une thérapie de choc », Le Figaro, 10 avril 2018, p. 18.
8 Stéphane Lacroix, Face à l’Iran, la dynastie des Saoud montre ses muscles, Le Monde, 8-9 avril 2018, p. 26.
9 Christophe Ayad, « MBS » à Paris pour vendre son projet d’ouverture, Le Monde, 10 avril 2018, p. 3.
10 François Peres, Emmanuel le magicien, Marianne, 6-12 avril 2018, p. 57.
11 Marc Semo, À Paris, Emmanuel Macron veut donner sa chance à « MBS », Le Monde, 12 avril 2018, p. 3.
12 Thomas Cantaloube, Arabie saoudite : la problématique visite de MBS en France, www.mediapart.fr , 8 avril 2018.
13 Voir la Carte blanche de Serguei intitulée Dilemme montrant Emmanuel Macron écartelé entre un sac de dollars brandi par MBS et Marianne excipant les droits de l’homme, Le Monde, 8-9 avril 2018, p. 26.
14 Tony Fortin, Paris complice de Riyad au Yémen, Le Monde, 8-9 avril 2018, p.27.
15 Une plainte contre Mohamed ben Salman déposée en France, Agence Reuters, 10 avril 2018.
16 Jacques-Hubert Rodier, Le pari risqué sur l’Arabie saoudite, Les Échos, 9 avril 2018, p. 7.
17 Isabelle Lasserre, Un front commun Trump-Macron après l’attaque chimique en Syrie, Le Figaro, 10 avril 2018, pp. 6-7.
18 Vite dit, Le Canard enchaîné, 11 avril 2018, p. 8.
19 Georges Malbrunot, Le prince d’Arabie arrive les mains vides à Paris, Le Figaro, 9 avril 2018, p. 6.
20 Armelle Bohineust, Modeste moisson de contrats avec Riyad, Le Figaro économie, 11 avril 2018, p. 21.
21 Yves Bourdillon, Paris et Riyad veulent renouveler leur partenariat lors de la visite de « MBS », Les Échos, 9 avril 2018, p. 4.
22 Un axe USA-Arabie-Israël, Le Canard enchaîné, 11 avril 2018, p. 3.
23 Roxana Azimi, Un accord franco-saoudien pour développer Al-Ula, Le Monde, 10 avril 2018, p. 16.
24 François d’Alançon, L’offensive de charme du prince saoudien, La Croix, 9 avril 2018, p. 8.
25 Philippe Dagen/Cédric Pietralunga, Macron et le soft power de l’art, Le Monde, 12 avril 2018, pp. 16-17.
26 Guillaume Berlat, Diplomatie des sommets… de l’inconsistance, www.prochetmoyen-orient.ch , 9 avril 2018.

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Source : Proche & Moyen-Orient, Guillaume Berlat, 16-04-2018

(Source)

 

via » Jupiter baise la babouche de MBS, par Guillaume Berlat

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