La manipulation en marche
Jean-Marie Keroas, professeur de philosophie en lycée
♦ Le 23 avril 2017, plus de huit millions de personnes ont voté pour Emmanuel Macron au premier tour de l’élection présidentielle (18,19 % des inscrits et 24,4 % des votants). Ils seront plus de vingt millions 15 jours plus tard le 7 mai (43,6 % des inscrits et 58,5 % des votants). Des résultats incompréhensibles au regard de la raison. Nous constatons comment vote la majorité des français : dociles au storytelling émotionnel, peu de ces votants connaissent réellement les intentions du nouveau président.
Un peu moins d’un siècle après Propaganda (1) d’Edward Bernays (1928), les techniques d’ingénierie politique n’ont cessé de se perfectionner.
Le samedi 10 décembre 2016, Hall 6 du Parc des expositions de Paris, Emmanuel Macron, candidat à l’élection présidentielle française de 2017, rassemble entre 10 000 et 15 000 personnes. Ce meeting à l’américaine met en œuvre une méthode de stratégie électorale digitale qui permettra au candidat d’optimiser l’efficacité de son discours.
Grâce à un calcul algorithmique des désirs des électeurs et qui permet de rendre le discours le plus pertinent possible pour le plus de monde possible, Macron est passé de l’employé de banque Rothschild au président des « sans-dents ».
Une stratégie US
Cette méthode de manipulation est inspirée de la stratégie électorale digitale adoptée par Barack Obama en 2012. Ainsi, en juin dernier, 4 000 volontaires ont simultanément lancé l’appli de la Grande Marche sur leurs écrans de smartphones et tablettes en allant « à la rencontre des Français ». Plus de 6 000 quartiers avaient été sélectionnés par la « team Macron » pour constituer les cibles électorales.
Rue89 rapporte les détails (2) de la manœuvre. Une première application guidait les « marcheurs » dans leur parcours. Une deuxième permettait de recueillir les conversations qui ont duré en moyenne moins de quinze minutes. 100 000 « conversations » auraient été collectées (et 25 000 questionnaires entièrement remplis). Résultat : quelque 25 000 questionnaires remplis sur l’application ad hoc.
Dans un second temps, l’équipe de campagne d’Emmanuel Macron, s’est tournée vers Proxem (3), start-up spécialisée dans l’analyse sémantique des big data textuelles, en vue de tirer un maximum d’enseignements des propos des personnes interrogées.
Finalité : identifier les problèmes concrets que dit rencontrer tel ou tel bassin de population et fournir une cartographique des préoccupations dominantes des Français.
« Grâce à un moteur de recherche, on pourra croiser des critères, voir la manifestation d’un signal faible, vérifier des intuitions. Que disent les femmes, cadres supérieurs, des “commerces de proximité” ? Si 100 personnes en parlent sur 100 000, c’est du 0,1 % mais si elles en parlent c’est que ce point a de l’importance à leurs yeux. On peut se dire qu’il y a quelque chose à creuser. » (François-Régis Chaumartin, Directeur Général de Proxem.)
Les data-stratèges d’En Marche peuvent ensuite dégager des liens, identifier les préoccupations de certaines catégories socio-professionnelles, et décider de faire dans la pédagogie s’ils mesurent une différence entre la perception d’un phénomène et sa réalité (par exemple : l’Europe, l’immigration, le chômage).
Pour quelles intentions ?
Par cette marche algorithmique douillette, Emmanuel Macron s’est épargné les expériences humaines qui entraînent à l’humilité, et donc à la sagesse : rencontre concrète avec les gens d’en bas, attente stérile, confrontation avec des réponses argumentées, etc.
Selon Antoinette Rouvroy, chercheuse au centre de recherche information, droit et société de l’université de Namur, un personnage politique ne peut pas s’improviser sismographe capable de réagir aux problèmes que rencontre un peuple comme s’il s’agissait de « stimuli numériques » virtuels. Les données, qui ne sont que les résultats de calculs, permettent sans doute d’identifier des mots clefs en vue de structurer efficacement un discours électoral, mais ne sont évidemment pas les faits vécus, les témoignages directs qui forment de réels retours de campagnes.
Et la vérité objective ?
La vérité objective est le fruit d’une longue induction. Peut-on ainsi découvrir un programme politique dans un faisceau de données informatiques ? De plus, cette stratégie électorale basée sur la collecte et le tri des data encourage l’équipe de campagne à se passer de l’interprétation, signe de véritable intelligence. Nous revenons à la question du jugement. La syntaxe et la sémantique algorithmiques trient, mais ne hiérarchisent pas. La logique du « mot clef », du terme séquentiel, n’est pas celle de la vérification de la vérité objective.
Seule la longue induction permet de prendre le pouls d’une population : les pulsations humaines ne s’imaginent pas sans les avoir auparavant ressenties concrètement. C’est un pur procédé de techno-gestionnaire sorti de l’Ecole Nationale d’Administration (ENA).
Jean-Marie Keroas
21/05/2017
Notes :
(1) Propaganda. Comment manipuler l’opinion en démocratie (1928. Réédition Zones, 2007).
(2) http://tempsreel.nouvelobs.com/rue89/rue89-politique/20161116.RUE3756/comment-emmanuel-macron-a-fait-son-diagnostic.html
(3) https://www.proxem.com
Source : Mauvaise nouvelle.fr
http://www.mauvaisenouvelle.fr/?article=france-la-manipulation-en-marche–1059
Correspondance Polémia – 30/05/2017