Les bons et les mauvais djihadistes

Par Jack Dion, directeur adjoint de Marianne

De même qu’il y a le bon et le mauvais cholestérol, il y a les bons et les mauvais djihadistes, en fonction des circonstances géopolitiques. Quand ces derniers font face aux forces occidentales, comme ce fut le cas à Mossoul (Irak) ou à Raqqa (Syrie), ce sont des mauvais djihadistes. On peut alors les éliminer sans faire dans le détail et mener une véritable « guerre d’anéantissement », comme l’a reconnu l’ex-secrétaire américain à la Défense James Mattis, général qui s’était déjà illustré pendant l’invasion de l’Irak, quitte à laisser sur le carreau des dizaines de milliers de civils innocents. En revanche, quand les djihadistes se retrouvent face à la soldatesque de Bachar al-Assad, ils deviennent de respectables « rebelles », soudain parés de vertus humanitaires insoupçonnables en d’autres lieux. Cette présentation caricaturale a déjà eu son heure de gloire médiatique lors de la bataille d’Alep.

 

Elle se rejoue sous une autre forme dans la province d’Idlib, dans le nord-ouest de la Syrie, la dernière région qui échappe au contrôle de Damas avec le Nord-Est kurde. Soutenu par la Russie et les milices iraniennes, Bachar a entrepris la reconquête de cette parcelle de territoire avec la délicatesse qu’on lui connaît.

 

A juste titre, les capitales occidentales s’émeuvent des écoles bombardées, des hôpitaux éventrés et des civils assassinés, mais elles oublient au passage leur propre bilan en la matière. Les médias font de même. En revanche, rares sont les voix qui rappellent qu’Idlib est en grande partie sous le contrôle de Hayat Tahrir al-Cham, ex-branche syrienne d’Al-Qaïda, et de différents autres groupuscules de la même obédience. Etonnant silence. Curieux blackout. Pourquoi ne pas rappeler que, pour l’essentiel, les gentils rebelles d’Idlib sont des clones des frères Kouachi qui ont abattu les journalistes de Charlie Hebdo ? Pourquoi présenter sous les meilleurs atours éthiques des personnages qui seraient considérés comme des terroristes à Paris ?

 

La réponse se résume en un nom de code : « Timber Sycamore » (« Bois de sycomore »). Telle est l’appellation de ce que le journaliste Maxime Chaix nomme « la guerre de l’ombre en Syrie »*. Lancée par les Etats-Unis et ses alliés à l’automne 2011, sous la présidence Obama, afin de renverser Bachar al-Assad, l’opération « Timber Sycamore » a été stoppée en 2017, au terme d’un fiasco mémorable. Entre-temps, elle aura permis de financer, d’armer et de soutenir des groupes qui allaient former la colonne vertébrale de l’Etat islamique. Pendant qu’on amusait la galerie avec l’Armée syrienne libre, censée représenter l’opposition démocratique à Bachar alAssad, Daech tissait sa toile.
Curieusement, l’histoire n’a jamais eu les honneurs de la presse française.
Cette dernière s’est alignée sur l’un des poncifs de la pensée BHL (si l’on ose dire) : « C’est Bachar qui a créé Daech. » Selon le visionnaire en chemise blanche, le tyran de Damas aurait libéré en catastrophe une pléiade de terroristes destinés à grossir les rangs de Daech afin d’affaiblir l’Armée syrienne libre, alors que cette dernière ne s’est guère opposée aux djihadistes, allant parfois même jusqu’à nouer des alliances avec eux.
S’appuyant sur les meilleures sources, Maxime Chaix fait litière de ce calcul diabolique. A l’en croire, cette opération d’enfumage avait pour but premier de masquer le rôle occulte de la CIA et de ses janissaires, à commencer par les trois Etats islamiques que sont l’Arabie saoudite, le Qatar et la Turquie, tous impliqués en dépit de leurs divergences et leurs stratégies propres.
Maxime Chaix dénonce la « quasi-omerta » qui règne en France sur le sujet, alors que la presse américaine a largement révélé les dessous inavoués de l’opération « Timber Sycamore », confirmée par Ben Rhodes, qui fut l’un des principaux conseillers de Barack Obama. Il rappelle les ambiguïtés (pour ne pas dire plus) de la diplomatie française sous François Hollande, totalement aligné sur Washington. Sans dédouaner le moins du monde Bachar al-Assad de ses crimes, il démontre que la guerre occulte menée par la CIA et ses petites mains a facilité la formation d’une nébuleuse djihadiste ayant proliféré à vitesse accélérée, tel un monstre échappant à son concepteur.

via Mon livre « La guerre de l’ombre en Syrie » recommandé dans Marianne | Maxime Chaix.info

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